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very nervous system (vns): dans le miroir
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réflexion du miroir
Les multiples transformations du Very Nervous System de David Rokeby
par Angus Leech
Première déformation
Pour David Rokeby, les interfaces électroniques qui composent ses oeuvres d'art
interactives sont en quelque sorte des miroirs déformants qui agissent comme
des prismes filtrant et transformant simultanément la perception des ordinateurs,
et l'image réfléchie des utilisateurs (Rokeby l'explique de façon plus détaillée
dans son essai Transforming Mirrors. Dans le cas de sa première oeuvre
d'art interactive d'importance, Very Nervous System, l'image du prisme
se trouve elle-même magnifiée, et le concept à la base de cette invention est
transformé en plusieurs applications artistiques et pratiques. Tout comme la
maison aux miroirs d'une fête foraine, VNS a été transformée en de multiples
usages.
L'oeuvre Very Nervous System a vu le jour officiellement en 1986. Elle
consiste en un ensemble d'installations numériques qui combine caméras vidéo,
processeurs d'images, ordinateurs, synthétiseurs, et systèmes audio à un lieu
précis (par exemple une place publique, une galerie d'art, ou une piscine).
Ces installations sont réglées pour réagir aux mouvements d'un corps, lesquels
sont captés par des caméras, traités par des ordinateurs, et finalement transformés
en sons provenant d'une liste préprogrammée (incluant aussi bien des extraits
de musique funk que des extraits de musique traditionnelle chinoise). Donc,
si le système est programmé pour jouer du jazz, les différents mouvements du
corps, que ce soit un hochement de la tête ou un balancement des mains, seront
chacun associé à une section différente de la pièce musicale : la batterie ou
les cuivres, par exemple. Ainsi, le danseur entend la musique résultante et
réagit en modifiant ses mouvements selon l'effet qu'il recherche. Comme Rokeby
l'explique dans The Harmonics of Interaction :
Les ondes sonores se propagent dans l'air, pénètrent dans l'oreille
(et le reste du corps), sont transformées grâce au système auditif, continuent
leur périple à travers le dédale du cerveau et finalement affectent l'interface
psychophysiologique, provoquant ainsi un mouvement (ou qui en arrête un déjà
en cours); c'est ce processus qui termine une boucle et en relance une autre.
Selon Rokeby, cette interaction entre être humain et ordinateur constitue
un circuit de rétroaction fermé dans lequel l'ordinateur regarde et chante,
et dans lequel la personne écoute et danse. Dans les deux cas, les par- ticipants
doivent percevoir l'autre et réagir en conséquence pour constamment créer une
cadence en évolution. Dans son essai The Construction of Experience,
David Rokeby remarque que cette approche force les personnes qui participent
à être plus conscientes non seulement de leur corps, mais aussi de l'espace
délimité par l'installation. Cette expérience est décrite par certains comme
étant enivrante et grisante, voire presque spirituelle. Pour ces personnes,
la logique cède le pas à une relation plus intuitive entre eux-mêmes et les
sons qui les entourent : les frontières du corps s'ouvrent et permettent un
contact direct et libre avec le monde physique.
Une opposition harmonieuse
La création de VNS provient de l'esprit anticonformiste de Rokeby et
de son intérêt pour le corps humain. Selon lui, l'informatique constitue un
média extrêmement subjectif, et il a donc, autant que possible, décidé d'utiliser
cette déficience. Sur son site Web, il explique comment il en est arrivé à créer
VNS:
Puisque le fonctionnement de l'ordinateur est entièrement basé sur la logique, l'interaction
avec celui-ci devrait se faire de façon intuitive. Puisque nous nous désincarnons lorsque
nous utilisons un ordinateur, le corps devrait y jouer un rôle primordial. Comme l'action
de l'ordinateur se développe à travers des circuits microscopiques, la relation avec celui-ci
devrait avoir lieu dans un espace à échelle humaine.
Lors d'une entrevue publiée dans la revue Wired en 1995, Rokeby explique
à l'écrivain Douglas Cooper que cette contrainte de subjectivité s'applique
tout autant à la réalité virtuelle: « l'exploration d'un espace virtuel n'est
pas aussi intéressante à mes yeux que la projection de cet espace dans le monde
réel. Je préfère ajouter à ce qui existe déjà plutôt que de construire un espace
qui le remplace. » En réaction à certains théoriciens de l'art plus extrémistes
(Stelarc comme Hans Moravec) qui considèrent que le corps humain n'a plus sa
place puisqu'il est incapable d'assimiler tout le flot d'informations et d'expériences,
débit caractéristique de l'ère numérique, Rokeby répond qu'il faut plutôt suivre
une trajectoire opposée: « Je ne veux pas me débarrasser du corps. Je voudrais
plutôt transformer l'environnement, le rendre plus convivial pour le corps. »
Technologie de la réadaptation
C'est grâce à cette volonté de construire une interface physique adaptée au
corps humain que plusieurs applications pratiques ont pu être élaborées à partir
de VNS, en particulier dans le domaine médical de la réadaptation physique
ou sensorielle. En ajustant les paramètres des caméras et des processeurs, de
nom- breuses organisations et de nombreux individus ont trouvé de nouvelles
applications pour le VNS, applications insoupçonnées par Rokeby. En 1989,
une jeune femme paralysée qui ne pouvait ni parler ni écrire fit l'achat d'un
système VNS. Après quelques modifications mineures, le système s'est
transformé en média amplificateur, comme l'explique David Rokeby à Douglas Cooper
: « Seul le mouvement de ses paupières était encore volontaire. Le repérage
des yeux n'était pas possible puisqu'ils bougeaient constamment. Le système
fut donc réglé pour mesurer les changements de distance entre ses paupières
et ses sourcils. En utilisant un algorithme optimisé pour cette fonction, elle
est maintenant capable de produire 15 mots à la minute. »
Le VNS est aussi utilisé dans les centres de réadaptation pour permettre
aux patients d'exprimer leur créativité. En 1994, un camp de jour portant sur
l'utilisation de la réalité virtuelle et du multimédia fut lancé par Jutta Treviranus,
gestionnaire du Adaptive Technology Resource Centre (Centre de ressources en
technologies de la réadaptation) de l'Université de Toronto. La combinaison
du VNS à d'autres systèmes de réalité virtuelle permit aux enfants qui
ne pouvaient utiliser un moyen d'expression conventionnel de créer des images
et de la musique : les systèmes étant ajustés à chaque enfant, même des mimiques
ou des gestes fluctuants et imprécis donnèrent des résultats concrets. En quelque
sorte, ces enfants qui ne pouvaient manipuler un pinceau ou tenir une guitare
utilisaient leur corps pour devenir ces instruments. Comme le rappelle Rokeby,
assister à l'épanouissement de ces enfants handicapés, qui jusqu'alors éprouvaient
des capacités très limitées, a été une expérience très enrichissante:
J'ai déjà fait une démonstration du système à un enfant de cinq ans
qui était aveugle. Incroyable! Il se comporta comme si les limites de l'espace
virtuel activé étaient de véritables murs physiques, à tel point qu'il a rebondi
la première fois qu'il a heurté un mur. Après avoir atteint en silence la limite
du champ de la caméra, il devint soudainement une source de bruit. C'était très
étonnant.
Reflets flous
Toute la fonctionnalité du VNS repose sur des algorithmes de détection
du mouvement et de traitement de l'image. Les premières bases de ces algorithmes
ont été élaborées lors d'installations précédentes, soit Reflexions (1983)
et Body Language (1984-86) Au cours des ans, Rokeby a continué à les
raffiner à la fois en incorporant de nouveaux éléments technologiques et en
étudiant comment réagissaient les individus expérimentant ses oeuvres.
Si le système VNS a pu profiter de ces améliorations, on peut en dire
autant de David Rokeby, puisqu'il a eu la chance (et la sagesse) de créer un
système interactif au potentiel commercial très intéressant. En plus des centres
de réadaptation, plusieurs artistes travaillant dans le domaine de la performance,
de la musique, de la vidéo ou de l'art interactif ont aussi fait l'achat du
système. Plusieurs générations du système VNS ont ainsi vu le jour depuis
1993, d'abord en tant que système physique (VNS-I, VNS-II, VNS-III),
puis, en 1999, en tant que programme informatique appelé softVNS. Une
deuxième version de ce logiciel (softVNS-II), mise à jour et plus polyvalente,
est disponible depuis juillet 2002.
Une des raisons de la popularité du VNS est justement sa polyvalence.
Comme le dit l'artiste torontois Nicholas Stedman, qui utilise le softVNS
dans ses installations interactives : « compte tenu de ses origines, ce logiciel
est étonnamment extensible ». Selon Stedman, un artiste peut utiliser le logiciel
pour jouer de la musique, gérer une projection vidéo, servir d'oeil pour un
robot, ou encore agir comme point de départ pour n'importe quelle autre fonction
informatique imaginée par l'artiste. En plus de cette polyvalence structurale,
Stedman fait valoir un autre point qui rend le VNS si populaire : David
Rokeby fait régulièrement la promotion de son système en organisant des ateliers
pour les artistes intéressés. David est très attentionné, et il n'hésite pas
à donner des conseils aux utilisateurs. Le logiciel devient donc un lien qui
unit tous les artistes qui l'utilisent, que ce soit à Toronto ou ailleurs. Depuis
qu'il a lancé la version logicielle de son oeuvre, David Rokeby anime régulièrement
des ateliers portant sur le VNS chez Interaccess, un regroupement torontois
d'artistes oeuvrant dans le domaine des arts électroniques dont il est membre.
La popularité du softVNS se répand également par l'entremise des utilisateurs
de MAX, le langage de programmation graphique utilisé pour donner des commandes
au softVNS.
Mutations du système
Dans tous les cas, Rokeby n'hésite pas à soutenir les efforts de ceux qui trouvent
de nouveaux champs d'applications à son invention. En plus, Rokeby lui-même
a réutilisé et re-ciblé son VNS pour la création d'oeuvres subséquentes,
notamment (Perception is) The Master of Space (1990), Measure
(1992-1994), et 60 (1995), oeuvres qui sont essentiellement des variations
du VNS. Son système joue également un rôle fonctionnel dans ses oeuvres
vidéo plus récentes, telles que Watch (1995) , Silicon Remembers Carbon
(1993-2000) et Shock Absorber (2001). Finalement, le système VNS
a été utilisé lors de la création d'oeuvres en collaboration avec d'autres artistes,
comme par exemple Border Patrol (1994-96) élaborée avec Paul Garrin.
Sa plus récente oeuvre collective, Steamingmedia.org (2002), conçue avec
l'aide de Tapio Mäkelä, utilise plusieurs versions dites sous-marines du VNS
qui sont installées dans des piscines.
David Rokeby mentionne dans son essai Transforming Mirrors qu'une oeuvre
d'art ne peut être considérée comme étant interactive que si l'oeuvre et son
public sont en constante mutation lorsqu'ils interagissent entre eux. Il ajoute
que peu d'oeuvres sont construites de façon à pouvoir s'adapter à cette manière,
mais que c'est souvent l'artiste-créateur qui joue ce rôle, puisqu'il modifie
son oeuvre selon la réaction du public en évaluant à chaque instant l'effet
produit par chaque changement apporté. De cette façon, l'artiste devient littéralement
un prisme qui transforme et modifie l'image projetée par l'oeuvre qu'il a créé,
oeuvre qui agit elle-même en tant que miroir déformant. Il est clair que les
nombreuses incarnations de Very Nervous System sont le résultat de plusieurs
intervenants et influences -- en d'autres mots, de prismes --, mais il s'avère
encore plus clair que Rokeby constitue l'impulsion principale der- rière toutes
ces réflexions du miroir.
Angus Leech est rédacteur adjoint pour HorizonZéro.
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